Le Konnakol 1 est une discipline issue de la pratique musicale traditionnelle de l’Inde du Sud. Comme une forme de solfège rythmique vocal, il est pratiqué non seulement par les apprentis musiciens, très tôt dans leur formation, pour être ensuite transposé sur les différents instruments sur lesquels ils décident de se spécialiser, mais il est également connus de tous, ce qui permet aux publics de profiter d’autant plus des performances de leurs idoles musicales.
Cette discipline se subdivise en réalité en deux pratiques:
- Le Tala qui est une chorégraphie des mains. Il s’agit de cycles de battements de mains et de doigts qui matérialisent à la fois la pulsation et la métrique. Il y a $7$ Tala-s de base, dont les éléments constitutifs offrent des options qui génèrent des centaines de variations,
- Le Konnakol proprement dit, qui est un système rythmique phonétique s’appuyant sur un jeu de phrases de longueurs consécutives.
Voici ici les $10$ premières de ces phrases 2:
| Durée | Syllabes |
| 1 | Ta |
| 2 | Ta Ka |
| 3 | Ta Ki Ta |
| 4 | Ta Ka Di Mi / Ta Ka Dju Na |
| 5 | Ta Di Ghe Na Tom |
| 6 | Ta Ka Ta Ka Dju Na (2+4) |
| 7 | Ta Ki Ta Ta Ka Dju Na (3+4) |
| 8 | Ta Ka Di Mi Ta Ka Dju Na |
| 9 | Ta Ka Di Mi Ta Ka Ta Ki Ta (4+2+3) |
| 10 | Ta Ka Ta Ki Ta Ta Di Ghe Na Tom (2+3+5) |
Nous n’allons nous intéresser ici qu’à un unique Tala, le Chatusra Jaati TriputaTala, également appelé Adi Tala, qui a l’avantage d’être simple et superposable avec la métrique la plus courante de la musique occidentale. Il est composé constitué d’un Lagu ($4$ battements), suivi de deux Drutam-s ($2\times 2$ battements). Le Lagu est un Chatusra Jaati, c’est à dire constitué d’un « frappé » suivi de trois « comptés » (dans l’ordre auriculaire – annulaire – majeur), tandis que le Drutam est une figure imposée constituée d’un « frappé » suivi d’une « vague ».
Voici une vidéo présentant les gestes de l’Adi Tala répétés $3$ fois à pulsation lente pour permettre d’observer les mouvements des mains:
Nous allons désormais remplir ce Tala avec des phrases de Konnakol.
Dans un premier exemple et pour nous échauffer, nous allons choisir la phrase en $4$ (Ta Ka Di Mi) alternée avec sa variation (Ta Ka Dju Na), en démarrant avec une syllabe sur chaque battement mais en doublant ce nombre à chaque tour du Tala puis, arrivé à la vitesse maximale de diction, en la divisant par deux jusqu’à revenir au début:
Dans un second exemple, nous allons fabriquer deux Tala-s consécutifs, dans lesquels nous allons choisir de subdiviser chaque battement en $4$, ce qui va générer $2\times 8\times 4=64$ subdivisions. Dans un soucis de surprise rythmique, nous allons distribuer ces $64$ subdivisions de façon inventive, par exemple:
\[\begin{align*}64&=3\times 13+2\times 9+7\\ &=3\times (9+4)+3\times 7+2\times 2\\&=9+4+4+9+9+4+7+2+7+2+7 \\&=(4+2+3)+4+4+(4+2+3)+(4+2+3)+4+(3+4)+2’+(3+4)+2’+(3+4) \end{align*} \]
Remarque: il est d’usage de remplacer certains $2$ par des « valeurs longues » (Ta-a plutôt que TaKa, notés ici $2’$).
Vous avez pu le constater dans la vidéo précédente, il est d’usage de marquer le premier battement qui suit la fin du dernier Tala par un Sum. Il s’agit là d’une habitude pédagogique destinée à attirer l’attention du pratiquant sur l’importance de ce battement, qui est en quelque sorte l’objectif final, le retour à la normale lors d’une improvisation. En effet, les maîtres solistes du Konnakol maîtrisent l’art du Ti-Haï, formule rythmique qui marque par sa répétition la fin proche de leur improvisation, permettant ainsi aux autres musiciens de se préparer à reprendre le cours de leur interprétation.
Nous allons nous intéresser à ces formules de fin, sur un exemple très simple: le motif A-A’-A-A’-A’-A-A’-A’-A’ où A désigne un phrase (quelconque) de Konnakol et A’ la même phrase réalisée deux fois plus rapidement que A, l’objectif étant bien évidemment de terminer ce Ti-Haï juste avant le Sum.
Plaçons-nous dans le cadre d’un Adi Tala dont chaque battement est subdivisé en $4$. Nous créons ainsi un espace de $8\times 4=32$ subdivisions par Tala. Puis choisissons la phrase de Konnakol en $4$ (TaKaDiMi), pour laquelle la version lente A sera telle que chaque syllabe occupera $2$ subdivisions, tandis que la version rapide A’ sera telle que chaque syllabe occupera $1$ subdivision.
Notre Ti-Haï comporte $3$ fois la version lente A et $6$ fois la version rapide A’, ce qui génère donc: $3\times 4\times 2+6\times 4\times 1=48$ subdivisions. Il occupe donc $32$ subdivisions d’un Tala et $16$ subdivisions d’un autre Tala, ce qui signifie qu’il faut le démarrer sur le cinquième battement d’un premier Tala pour qu’il s’achève juste avant le Sum!
Voici la représentation de cet espace sous forme de tableau: les zones en gris clair sont les A et les zones en gris foncé les A’, où l’on voit effectivement qu’il faut laisser passer $4$ battements dans un premier Tala pour que le Ti-Haï s’achève bien juste avant le Sum.

Voici maintenant l’interprétation de ce Ti-HaÏ:
Reprenons le même Ti-Haï, mais cette fois-ci avec la phrase en $3$ (TaKiTa). Il a besoin de $3\times 3\times 2+6\times 3\times 1=36$ subdivisions. Il occupe donc $32$ subdivisions d’un Tala et $4$ subdivisions d’un autre Tala, ce qui signifie qu’il faut le démarrer sur le huitième battement d’un premier Tala pour qu’il s’achève juste avant le Sum.

Voici maintenant l’interprétation de ce Ti-HaÏ:
Cette gymnastique mentale, qui permet de déterminer le battement sur lequel démarrer pour terminer ce Ti-Haï dans les temps en fonction de la longueur de la phrase choisie est contraignante. Fort heureusement, l’arithmétique simple peut venir en aide au pratiquant.
Notons $N$ la longueur de la phrase choisie. Le nombre de subdivisions occupées par le Ti-Haï est alors, comme nous l’avons vu dans les deux exemples précédents: $3\times N\times 2+6\times N\times 1=12N $ ce qui, à raison de $4$ subdivisions par battement, correspond à $3N$ battements.
Dans la mesure où chaque Tala contient $8$ battements, ces $3N$ battements vont remplir au moins un Tala dès que $N\geq 3$ (ce qui est toujours le cas, personne ne fait de Ti-Haï avec une phrase de longueur 2).
Tant et si bien que si nous démarrions notre Ti-Haï sur le premier battement du premier Tala, il déborderait sur le tout dernier Tala d’un nombre de battements équivalent au reste de la division de $3N$ par $8$.
Il laisserait donc $8-3N\equiv -3N \,[8]\equiv 5N \,[8]$ battements vides dans le dernier Tala.
Ainsi donc, si nous laissons $5N \,[8]$ battements vides dans le premier Tala et que nous démarrons sur le battement de rang $5N+1 \,[8]$, nous sommes certains de terminer correctement.
Vérifions immédiatement notre « formule » sur les deux exemples précédents:
- Premier exemple: nous avions choisi une phrase de longueur $N=4$.
Notre formule donne alors $5\times 4+1\equiv 21\,[8]\equiv 5\,[8] $ et nous devons bien démarrer sur le cinquième battement. - Second exemple: nous avions choisi une phrase de longueur $N=3$.
Notre formule donne alors $5\times 3+1\equiv 16\,[8]\equiv 8\,[8] $ et nous devons bien démarrer sur le huitième battement.
Enhardissons-nous à réaliser ce Ti-Haï avec une phrase en $5$: d’après notre formule, nous devrions démarrer sur le battement de rang $5\times 5+1\equiv 26\,[8]\equiv 2\,[8]$, ce qui est bien le cas comme vous pourrez le constater:
L’histoire ne dit pas si cette astuce arithmétique est employée par les maîtres du Konnakol mais nul doute que le novice que vous êtes pourra désormais l’employer pour s’entraîner à réaliser des Ti-Haï de plus en plus longs et ambitieux !
Notes de bas de page
- La pratique du Konnakol s’est beaucoup démocratisé en Occident, à la faveur de l’expansion de l’aire culturelle indienne dans le monde. Depuis quelques années, il est possible de commencer à se former seul, sans avoir besoin de se rendre sur place comme l’avait fait le célèbre guitariste John McLaughlin dans les années 70. Nous vous conseillons, si vous souhaitez franchir le pas à la fin de cet article, de suivre les leçons en ligne de Somashekar Jois.
- Ici présentées dans une transcription simplifiée dont l’intérêt et d’être à la fois repérable et reproductible pour nos oreilles occidentales. L’Inde étant un immense pays, cette transcription est sujette à des variations selon les aires géographiques.